La société contemporaine, sous prétexte d'efficacité, exige de ses membres une capacité "à fonctionner". Le monde du travail en est l'illustration. Une certaine approche médicale, aussi. L'illusion qu'à chaque "problème" correspondrait une solution prédéfinie pullule. Ceci ouvre bien sûr un marché, celui de ceux qui détiendraient les-dites solutions.
Or, il se pourrait que prolifère ainsi une méprise fort inquiétante.
A se concentrer sur le symptôme, le problème, autrement dit sur la partie émergée de l'iceberg, il se pourrait que l'on alimente d'autant plus les difficultés et que l'on prépare assurément de futures crises et douleurs.
Paradoxalement, à vouloir éviter le moment présent, les individus comme les organisations, se privent du temps précieux de l'élaboration et de celui que l'on nomme avec Lacan : le temps pour comprendre.
A titre d'exemples, puisqu'un établissement médico-social "va mal depuis longtemps" et que les travailleurs sociaux sont "démobilisés", alors il faudraitt les "remobiliser"! Puisque ce patient est "en dépression" il convient de faire taire ses "idées noires", etc.
C'est toujours avec un étonnement renouvelé que j'assiste à ce type de réactions, à cette incapacité de penser au-delà de l'imaginaire en miroir, de l'immédiateté et des relations causales linéaires : "si tu souffres de A, alors il te faut non-A".
Un "pseudo-thérapeute auto-institué" exprimait fierment qu'il interdisait à ses "clients" de dire des paroles négatives. Voilà sa recette, dont de nombreux magzines, professionnels ou non, se font le relai : "ne dîtes que des pensées et paroles positives, taisez le reste, et ça ira". Autrement, dit, pour que le problème disparaissent, faîtes comme s'il n'était pas là. Il faut traduire l'envers du décor : "vous serez un client satiasfait qui deviendra un prescripteur à court terme". Il y a ici une instrumentalisation inadmissible des effets de transfert que nous avons déjà pointé dans ce blog.
Aujourd'hui il s'agit de mettre en relief l'importance de ce temps pour comprendre qui est celui, où l'on accepte de ne pas comprendre, de ne pas recourrir à des explications et du sens pour annihiler les effets du symptôme ou de la crise. Si tempérer les conséquences douloureuses est une évidence, ne pas les évincer devrait en être une autre.
C'est en acceptant d'examiner le moment présent, de ce qui se dit et se tait, de ce qui est agi et de ce qui est inhibé, que l'on procède à une ouverture, et que la douleur s'en trouve amoindrie, et en voie d'être vidée.
C'est en acceptant, c'est à dire, en ayant une lecture juste des éléments conflituels, et un bien-dire à leur sujet, que l'individu comme l'organisation se donnent la chance de percer un trou à travers cette souffrance insuuportable, et de retrouver une capacité à respirer. Choisir la douceur plutôt que la violence passe par une ouverture qui articule l'attention au moment présent et l'acceptation du temps nécessaire pour comprendre.
Or, c'est exactement en ce point précis que commence le véritable travail.
La pratique psychanalytique n'est pas une investigation intellectuelle. Le recours à l'association libre (dire ce qui vient à l'esprit sans se censurer, même les futilités) allié à une attention portée sur la polysémie, l'équivoque, etc. , permet de combiner une approche à la fois rigoureuse et intuitive. Il n' s'agit donc pas d'une exploration intellectuelle du passé, mais d'une énonciation et d'un dire actuel, ici et maintenant.
Dans une autre tradition, Chögyam Trungpa nous propose une analogie pertinente : " On découvre plutôt ce que l'on était en pénétrant plus en profondeur dans la situation présente. C'est la différence entre une approche intuitive et une approche intellectuelle. Vous pouvez retourner en arrière intellectuellement mais cela ne vous aide pas, vous demeurez bloqué à l'intérieur du même point de vue. L'idée générale, c'est que si vous arrivez à réaliser ce que vous êtes au moment présent, vous n'avez pas besoin d'essayer de revenir en arrière. Ce que vous êtes maintenant contient tout ce que vous avez été."
Réaliser ce qui vous détermine est le passage indispensable pour trouver un degré de liberté. Il s'agit de sortir du confort de l'ignorance dont le prix est exhorbitant : celui de la répétition des souffrances.
Comme le souligne d'une manière incisive Trungpa : "Ignorer que l'on ignore est un bonheur, du moins du point de vue de l'ego". En effet, c'est un bonheur dont le prix est parfois insoutenable. Dans la pratique psychanalytique il s'agit de faire advenir un savoir, celui dont est le sujet, et à partir duquel on peut orienter sa vie et son désir. Même s'il faut pour cela sortir l'ego de son bonheur mortifère.