Il y a quelques jours, sur un réseau social professionnel bien connu, j'ai pu visionner une courte vidéo de six minutes environ. Elle se classait au premier rang des publications du réseau. Elle est édifiante à plusieurs titres.
En premier lieu, reconnaissons qu'elle est réalisée avec brio. La personne y avance un discours a-théorique, universel, sans justification ni référence, sauf au bouddhisme, en passant. Sa thèse est simple, claire et précise : apprenez à lâcher-prise et vos problèmes seront en grande partie résolus, et surtout vous pourrez atteindre un état de "bien-être" au travail. Votre "qualité de vie" sera nettement améliorée. Rien de moins.
Pour se faire, le conférencier, détaille la méthode. Se calmer, être attentif, observer et prendre de la distance. Il invite chacun "à pratiquer" et à le tenir au courant des résultats. Rien de plus simple et efficace.
C'est fantastique! Si d'après Céline l'amour est l'infini mis à la portée des caniches, le lâcher-prise est la toute puissance divine et sa sagesse mises à la portée de madame et monsieur tout-le-monde. Tout est extrêmement simple. Nous sommes tout près de la pensée positive la plus élémentaire : n'ayez que des pensées positives et vous n'aurez plus de pensées négatives. C'est facile. Faîtes-le. La logique est imparable.
Ce discours "mainstream" remplace celui du café du commerce, avec pour ironie que, ceux qui le relaient et y adhèrent se sentent bien éloignés de l'univers populeux du zinc. Qu'ils se détrompent : ils y sont en plein, sans le savoir. Ils fréquentent intellectuellement ce qu'ils honnissent matériellement.
L'originalité du conférencier est de faire une allusion au bouddhisme. Voilà qui le rend sympathique et assoie discrètement la légitimité de son exposé. Pour autant, par cette référence il révèle à son insu le tour de passe-passe qui inonde une grande part du développement personnel, pardon, le marché du développement personnel, du bien-être personnel et en entreprise.
Le mantra du "lâcher-prise" ne date pas d'aujourd'hui mais fleure toujours la nouveauté, l'incessante "up-to-date". Il y a une trentaine d'année, il était courant d'entendre des thérapeutes gestaltistes promouvoir cette expression. Cela fait en effet un certain nombre de décennies que le bouddhisme est constamment recyclé et "laïcisé" dans des mouvements de thérapie, de management, de développement personnel. Pourquoi pas finalement?
C'est là que le bât blesse. Le Dharma
bouddhique est fondamentalement gratuit dans son essence. Le génie marketing contemporain est de monétiser les enseignements originaux du Bouddha Sakyamuni. On paye pour apprendre à respirer! On paye pour apprendre à méditer! On paye pour apprendre à soi-disant "lâcher-prise" qui n'existe pas comme tel dans le bouddhisme en dépit de ce que l'on veut nous faire croire.
Or, dès son premier sermon dit de Bénarès, le Bouddha expose les Quatre vérités pour les nobles êtres. Il indique notamment que tout est "souffrance-insatisfaction" et que l'ignorance et le désir-attachement sont des raisons fondamentales de cet état. Il indique la "voie du milieu", c'est à dire qui se garde des excès de l'ascétisme et de la jouissance des sens. Cet Octuple sentier
se termine par deux étapes majeures, celles qui constituent le cœur des pratiques bouddhiques de la méditation.
Plus précisément, si le désir-attachement à plus à voir avec la notion lacanienne de jouissance, avec l'obsession, avec la compulsion de répétition freudienne, la distanciation qu'il conviendrait de cultiver envers lui n'est nullement un appel au renoncement ni au déni, même dans sa version la plus psychiquement raffinée (la Verleugnung). Le lâcher-prise bouddhiste est indissociable de l'acceptation des émotions (au sens large) et de leur "laisser-passer".
La discipline prônée par le Bouddha et reprise dans de nombreux enseignements et écoles bouddhistes au fil des siècles est une pratique située aux antipodes de sa falsification, monétisation et réduction que nous trouvons dans les champs thérapeutiques, managériaux et du développement personnel. Elle requiert une assiduité de pratique, un inconfort, une mise à l'épreuve et surtout le développement d'autres habiletés indissociables tel le non-jugement. Au temps des évaluations généralisées réduites à des audits de conformités et certifications, nous pouvons douter de la cohérence de l'approche globale qui nous est proposée.
En effet, la version contemporaine du "lâcher-prise" est une réduction dangereuse car elle évince la nécessité de l'effort et de la durée, de la mise à l'épreuve et de la régularité de la pratique. Au mieux, elle dépouille l'enseignement bouddhique de sa substance pour relooker la méthode Coué. "Je dois lâcher-prise" devient alors une nouvelle injonction surmoïque devant laquelle tout un chacun ne peut que faillir ou se diviser et se cliver jusqu'à être encore plus étranger à soi-même.
Elle est la fabrique d'une nouvelle culpabilité : celle de ne pas réussir à lâcher-prise! Elle est tellement bien "marketée" que sa stupidité nous est voilée. Qui peut sincèrement croire qu'il possède la capacité de se débarrasser de l'emprise de ses pensées et émotions en quelques clics, à l'aide d'une technique aussi miraculeuse que merveilleuse.
L'encouragement et la diffusion de cette pensée magique ne peut qu'entraîner des drames singuliers en facilitant l'éclosion de la culpabilité. Elle prospère sur la superficialité et l'inculture standardisée dissimulée par la suffisance de es ego, qui amènent par exemple Jacques Attali à déclarer sur la chaîne Cnews le 7 mai 2021 que le bouddhisme c'est "moi-je d'abord". Elle joue de la crédulité des individus infantilisés devant lesquels on agite le hochet du "bien-être" à peu de frais, non sans un coût ni une marchandisation.
Se déprendre du fantasme, se désintentifier, accepter la nature de semblants de l'imaginaire et du symbolique, réduire la toute-puissance des idéaux, ne plus confondre ce qui cause le désir avec l'objet illusoire de sa satisfaction, etc., bref, réduire l'emprise du Moi pour retrouver une subjectivité singulière ("Wo Es war, Soll Ich werden"), cela demande du temps. En ceci le bouddhisme et la psychanalyse ont en commun le refus de la pensée magique et le goût de l'authenticité.
Bouddhisme et psychanalyse ont une démarche inverse. L'expérience analytique permet l'émergence d'un savoir "cru en son propre" selon le mot de Lacan. Le savoir étant le lisible, c'est une écriture singulière qui advient. Chaque cas, selon la volonté de Freud, réinterroge la doctrine analytique. A contrario, pour le pratiquant bouddhiste il s'agit de recevoir un enseignement, puis de le méditer, de le comprendre, et de le mettre à l'épreuve. Le Bouddha recommandait d'éprouver son enseignement avant de le tenir pour vrai. D'ailleurs, après 45 années de discours et sermons, il fixa en 4 sceaux sa doctrine. Au milieu de tout cela, notre modernité ne craint pas le ridicule en réduisant tout le temps d'élaboration psychique en un slogan devenu une injonction aussi vide de sens que déceptive : "lâchez-prise"!