"Le Bien singe le Mal chaque fois qu'il le faut". Avec son ironie mordante, Philippe Murray dénonçait déjà (ô prophète!) en 1991 les noces entre le Bien et la Fête
qui exacerbaient leurs tendances naturelles à s'alimenter au sentiment de persécution car "d'avoir réduit au mutisme toute opposition ne leur suffit pas".
Leur enfant chérie, la Bienpensance continue de faire en sourdine des ravages et de sceller des drames individuels dont la société du spectacle ne veut rien savoir.
En effet, c'est un point d'horreur clinique devant lequel il ne faut pas renoncer, que d'entendre des individus reconnaître leurs "brunouts" ou leurs douleurs psychiques et existentielles et, dans le même mouvement
les minimiser, les banaliser, comme si elles n'avaient pas droit de cité, comme si ce geste était devenu honteux.
Combien de personnes ne sont-elles saisies par un réel traumatique, après-coup, bien trop tard, quand les conséquences d'une situation mi-reconnue, mi-déniée, produit des catastrophes?Faut-il vraiment l'éclosion d'une maladie grâve, la dissolution d'un couple, l'explosition de violences, la perte d'un emploi, la mort d'un proche, l'envahissement insupportable d'une douleur inexprimable, pour s'arrêter, et se parler, et parler à un autre?
A force de se mentir, de fermer fortement les yeux, de différer vers des lendemains radieux, de se gaver de narcotiques contemporains (alcool, jeux vidéos, sexe, pseudo-spiritualité, médicaments, etc.), bon nombre de nos concitoyens sont persuadés qu'il faut renoncer à une appropriation subjective de son mal-être. Ce défaut d'élaboration psychique comme le soulignait Freud irait de pair avec une apologie du bien-être immédiat.
Il y a dans cette prédisposition une démeusure, une hybris meurtrière. Il faut réduire le temps, le ramener à l'instant. Alors que, pour élaborer sa souffrance : il faut du
temps.
Si la tarification à l'activité a été si villipendée dans l'hôpital, peu importe, introduisons là en psychiatrie! Telle semble être l'option choisie. La dépression, mesdames, messieurs, c'est 35 jours! Faîtes donc un effort pour être "gueri" dans ce laps de temps! Pour paraphraser Sade: Français, encore un effort pour être mentalement sains!
Or, cliniquement, la société aurait tout à y gagner en revenant aux fondamentaux de la clinique freudienne. Si les maladies somatiques, les violences, les actes mortifères viennent en lieu et place d'une souffrance psychique non éprouvées, cela est possible parce que tout simplement : la perception de la douleur ne va pas de soi!
Cette vérité première semble être passée aux oubliettes de toute réfexion clinique, bureaucratique et politique.
Les mécanismes de défense y objectent, les ressentis sont confusionnels, les symptômes agencent des substitutions entre les causalités. L'être parlant n'est pas transparent à lui-même, dans une espèce d'immédiateté toute-puissante.
Il serait temps de reconnaître enfin, que l'accès à une certaine dépressivité puisse constituer un réel progrès : celui de la reconnaissance et de l'acceptation de la douleur psychique, et des logiques temporelles dont nous sommes l'objet. C'est un préalable essentiel à cette douleur puisse être vidée de son pathos
sans être niée, déniée, reniée, effacée.
Les êtres humains ne sont pas des robots à reprogrammer ni des animaux à dresser.
Comme il est écrit dans le Dhammapda
: "Un homme inattentif est un homme mort". Nos sociétés éloignent les vivants de cette hospitalité première qu'ils doivent entretenir avec eux-mêmes. Elle est le socle d'une ouverture sur l'extérieur, sur l'autre. Elle est le fondement de la disparition d'une certaine angoisse et de cette dépression qui hante tellement ceux dont le fantasme nocif concoit l'humain comme "une machine réparable" et dans l'immédiateté.
Pour clore temporairement ce bref billet, laissons encore la parole à Philippe Murray : " C'est une grande infortune que de vivre en des temps si abominables. Mais c'est un malheur encore pire que de ne pas tenter, au moins une fois, pour la beauté du geste, de les prendre à la gorge."